Conflits d'intérêts : les conséquences de la nouvelle définition du délit de prise illégale d'intérêt
Conflits d'intérêts : les conséquences de la nouvelle définition du délit de prise illégale d'intérêt
Dans l’exercice de leur mandat, les élus locaux peuvent être confrontés à des situations de conflits d’intérêts susceptibles d’avoir des conséquences juridiques importantes. Ces situations peuvent ainsi entrainer l’illégalité des délibérations adoptées mais également tomber sous le coup du délit de prise illégale d’intérêts avec des incidences pénales (amendes, voire peine de prison). Or, toute la difficulté en la matière tient au fait que juges judiciaires et administratifs n’avaient pas la même interprétation des situations de conflits d’intérêts : ainsi, alors même qu’une situation de conflits n’entraine pas l’illégalité d’une délibération, le juge pénal pouvait considérer qu’il y avait bien prise illégale d’intérêts.
Afin d’essayer d’harmoniser ces interprétations, la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a modifié le délit de prise illégale d’intérêts, tandis que la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (loi 3 DS) a introduit un certain nombre de cas dans lesquels les élus ne seront pas considérés comme ayant un intérêt dans une affaire. Il est donc intéressant de revenir sur le cadre juridique applicable en la matière et de présenter les conséquences attendues de ces dernières évolutions législatives.
I) La définition des conflits d’intérêts
En vertu de l’article 1er de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique : « les personnes titulaires d'un mandat électif local […] exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts ».
Ainsi et comme l’a encore rappelé récemment le Conseil d’État : « au nombre des principes généraux du droit qui s'imposent […] à toute autorité administrative figure le principe d'impartialité, qui implique l'absence de situation de conflit d'intérêts » (CE, 25 novembre 2021, n°454466).
L’article 2 de la loi n°2013-907 précitée indique ainsi que : « constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».
II) Les risques encourus
Le risque administratif : l’illégalité de la délibération
Un conflit d’intérêts est tout d’abord susceptible d’entraîner l’annulation des délibérations prises lorsqu’un élu est dit intéressé. En effet, comme le prévoit l’article L.2131-11 du code général des collectivités territoriales (CGCT) « Sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l'affaire qui en fait l'objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires. (…) ».
Le juge administratif ne prononce toutefois l’illégalité de la délibération que si deux conditions sont réunies :
D’une part, il s’attache à vérifier que l’élu a bien un intérêt personnel à l’affaire (qui n'est d’ailleurs pas forcément financier), distinct de l'intérêt de l'ensemble des habitants de la commune ;
D'autre part, il exige que la participation du conseiller intéressé ait été de nature à exercer une influence décisive sur le résultat du vote de la délibération (que cela soit au stade de la préparation ou au stade de l'adoption de la délibération).
Pour plus de précisions sur le sujet, voir : Quelle est l'influence du comportement d'un conseiller intéressé sur la légalité d'une délibération ?
Le risque pénal : le délit de prise illégale d’intérêts
Le conflit d’intérêts fait également peser sur l’élu un risque pénal lié au délit de la prise illégale d’intérêts prévu par l’article 432-12 du code pénal.
Aux termes de l’article 432-12 du code pénal, la prise illégale d’intérêt est constituée par : « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l'infraction.».
Pour que le délit de prise illégale d’intérêts soit constitué, deux conditions doivent être réunies :
- Premièrement, l’élu doit avoir pris, ou reçu, ou conservé directement ou indirectement un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans l’opération. D’ores et déjà, il convient de relever que la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire a substitué la notion « d’intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité» à celle « d’intérêt quelconque ». Cette évolution a été proposée par la Haute autorité pour la transparence dans la vie publique (HATVP) dans son rapport de 2020 (voir pages 50 et suivantes), reprenant une proposition du rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts de 2011 (dit rapport « Sauvé » - proposition n°12 en annexe 4). L’objectif est de restreindre la notion de conflits d’intérêts telle qu’interprétée par le juge pénal en l’alignant sur celle du juge administratif. Car jusqu’à présent, l’intérêt illégalement pris est interprété de manière très large par le juge pénal : il peut être de nature matérielle, morale, familiale, amicale ou politique. Il peut être direct ou indirect. Il peut même ne pas être en contradiction avec l’intérêt communal (cf. arrêt Cour de cassation, Chambre criminelle, 19 mars 2008, n°07-84.288).
La nouvelle définition entend ainsi « mieux encadrer la notion d’interférence entre les fonctions publiques et les intérêts privés du décideur public » (Rapport de la HATVP précité) par rapport à « la notion « d’intérêt quelconque » jugée trop approximative » (Y. Benrahou, « la déontologie : 4ème dimension de la loi 3DS », la semaine juridique administrations et Collectivités territoriales, 28 mars 2022, 2095).
Si l’évolution semble a priori limitée, le rapport Sauvé (p. 19) explicite cette nouvelle définition telle qu’elle devrait être entendue : « Au vu de l’ensemble de ces éléments, il est apparu à la Commission que les conflits d’intérêts, tels qu’entendus au sens du présent rapport, devaient être ainsi définis :
« Un conflit d’intérêts est une situation d’interférence entre une mission de service public et l’intérêt privé d’une personne qui concourt à l’exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions.
Au sens et pour l’application du précédent alinéa, l’intérêt privé d’une personne concourant à l’exercice d’une mission de service public s’entend d’un avantage pour elle-même, sa famille, ses proches ou des personnes ou organisations avec lesquelles elle entretient ou a entretenu des relations d'affaires ou professionnelles significatives, ou avec lesquelles elle est directement liée par des participations ou des obligations financières ou civiles […] ».
Si pour une partie de la doctrine, cette nouvelle définition ne devrait pas bouleverser fondamentalement l’interprétation faite par le juge pénal, il convient néanmoins d’avoir un retour sur les prochaines décisions de justice qui devraient d’ailleurs intégrer cette nouvelle définition aux affaires en cours sur le fondement de la loi pénale plus douce. En toute hypothèse, cette modification harmonise de manière bienvenue l’intérêt pris au sens du code pénal et de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Elle permet également d’envisager d’écarter le risque pénal, dès lors que l’élu en question prend un arrêté de déport sur le fondement de l’article 5 du décret n°2014-90 pris en application de la loi n°2013-907 (voir pour un tel modèle : Arrête de délégation de fonction a un adjoint). Cette possibilité n’est toutefois pas systématique et pourra ne pas suffire à écarter tout risque (voir par exemple pour la délivrance d’acte d’urbanisme auquel le maire est intéressé l’article L. 422-7 du code de l’urbanisme).
- Deuxièmement, l’élu doit avoir eu, au temps de l’acte, la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement de l’affaire dans laquelle il a pris intérêt, ce qui comprend « tout pouvoir de décision, total ou partiel, dévolu à une seule personne ou partagé entre plusieurs » (Rép. Min. n° 19933 du 20 octobre 2005, JO Sénat du 19 janvier 2006), mais également « de simples pouvoirs de préparation ou de proposition de décisions prises par d'autres ou même d'avis en vue de décisions prises par d'autres ; [que] de tels actes peuvent résulter de l'exercice d'un pouvoir de fait, y compris d'origine politique, sur les organes décisionnaires» (, 27 juin 2012, n° 11-86920).
Il en est ainsi lorsque l’élu intervient dans ses domaines de compétences propres ou déléguées et qui coïncident avec le domaine dont relève l’opération (Crim., 19 novembre 2003, n° 02-87336). La forme de cette intervention peut recouvrir des modalités diverses et variées (instruction du dossier, prise d’une décision, rapporteur du conseil municipal par exemple) ou lorsqu'il est titulaire de simples pouvoirs de préparation ou de proposition de décisions prises par d'autres (Cass., crim., 7 octobre 1976, n°75-92.246). Tel est le cas, par exemple, lorsque l’élu est membre de la commission municipale dont relève l'opération. A noter qu’en vertu de l’article L. 2122-18 du code général des collectivités territoriales (CGCT), le maire est toujours « chargé de l’administration » des affaires de sa commune. En conséquence, même s’il délègue le soin de gérer l’affaire en cours à un adjoint, même s’il s’abstient soigneusement de toute participation aux décisions à prendre sur le sujet, il ne peut pas échapper, de par son seul statut de Maire, à la qualification de prise illégale d’intérêts.
Enfin, l’élu ne doit pas participer à la délibération relative à l’opération dans laquelle il possède un intérêt. Le juge considère, en effet, que la participation d’un conseiller d’une collectivité territoriale à un organe délibérant de celle-ci, lorsque la délibération porte sur une affaire dans laquelle il a un intérêt, vaut surveillance ou administration de l’opération au sens de l’article 432-12 du code pénal (Crim, 19 mai 1999, n° 98-80726). La simple présence du conseiller municipal au sein de l’assemblée, au moment où l’affaire va être débattue, suffit à considérer que le conseiller a la surveillance de cette affaire. Il ne suffit donc pas, pour exclure le risque, que l’élu s’abstienne de voter la délibération, il faut également qu’il s’abstienne de participer à la discussion (Cass. Crim., 14 novembre 2007, n°07-80220).
III) Les dérogations introduites par la loi 3DS
La loi n°2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (dite loi 3DS) a modifié l’article L. 1111-6 du code général des collectivités territoriales (CGCT) en prévoyant désormais que :
« I.- Les représentants d'une collectivité territoriale ou d'un groupement de collectivités territoriales désignés pour participer aux organes décisionnels d'une autre personne morale de droit public ou d'une personne morale de droit privé en application de la loi ne sont pas considérés, du seul fait de cette désignation, comme ayant un intérêt, au sens de l'article L. 2131-11 du présent code, de l'article 432-12 du code pénal ou du I de l'article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, lorsque la collectivité ou le groupement délibère sur une affaire intéressant la personne morale concernée ou lorsque l'organe décisionnel de la personne morale concernée se prononce sur une affaire intéressant la collectivité territoriale ou le groupement représenté.
II.- Toutefois, à l'exception des délibérations portant sur une dépense obligatoire au sens de l'article L. 1612-15 du présent code et sur le vote du budget, les représentants mentionnés au I du présent article ne participent pas aux décisions de la collectivité territoriale ou du groupement attribuant à la personne morale concernée un contrat de la commande publique, une garantie d'emprunt ou une aide revêtant l'une des formes prévues au deuxième alinéa du I de l'article L. 1511-2 et au deuxième alinéa de l'article L. 1511-3, ni aux commissions d'appel d'offres ou à la commission prévue à l'article L. 1411-5 lorsque la personne morale concernée est candidate, ni aux délibérations portant sur leur désignation ou leur rémunération au sein de la personne morale concernée.
III.- Le II du présent article n'est pas applicable :
1° Aux représentants des collectivités territoriales ou de leurs groupements qui siègent au sein des organes décisionnels d'un autre groupement de collectivités territoriales ;
2° Aux représentants des collectivités territoriales ou de leurs groupements qui siègent au sein des organes décisionnels des établissements mentionnés aux articles L. 123-4 et L. 123-4-1 du code de l'action sociale et des familles et à l'article L. 212-10 du code de l'éducation ».
En vertu du premier alinéa de cet article, ce n’est donc pas parce qu’un élu a été désigné au sein d’un groupement que sa participation sur une affaire qui intéresse sa collectivité (et réciproquement son groupement) traduira une prise illégale d’intérêts : « le législateur n’entend pas exclure par hypothèse toute prise illégale d’intérêts mais exige désormais du juge pénal, à l’instar de ce que fait le Conseil d’Etat, qu’il examine l’influence concrète de l’élu sur le processus de décision et l’intérêt qu’il peut trouver à sa décision finale […] la loi 3DS instaure en faveur des élus siégeant, en vertu de la loi dans des organismes publics et privés une présomption d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité ». Ainsi, « le législateur a prévu que le représentant d’une collectivité territoriale ou de son groupement qui siège au sein des organes décisionnels d’un autre groupement de collectivités ne peut être considéré, ni comme intéressé, ni en situation de conflits d’intérêt ou de prise illégale d’intérêts » (Réforme de la prise illégale d’intérêts : l’alignement du droit pénal sur le droit administratif, Jean-François KERLÉO, La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 7, 21 Février 2022, 2058).
Cette disposition reprend ainsi la position de la HATVP en la matière puisque cette dernière considère que :
« Par principe, l’élu d’une collectivité territoriale, qui est également conseiller communautaire au sein d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) dont sa collectivité territoriale est membre, n’est pas en situation de conflit d’intérêts s’il participe à une délibération de l’EPCI portant sur sa collectivité territoriale, étant donnée la mission de service public incombant à l’EPCI comme à la collectivité et leur qualité mutuelle de personnes morales de droit public. Il en va de même pour une délibération d’une collectivité locale portant sur un syndicat de valorisation des déchets, ou sur le service départemental d’incendie et de secours ou sur la régie des eaux à laquelle participerait un élu local étant par ailleurs président ou membre du conseil d’administration de ces organismes. La convergence des intérêts publics en jeu neutralise le risque de conflit d’intérêts» (guide méthodologique II, Contrôle et prévention des conflits d’intérêts, p. 25).
Ainsi, depuis la loi 3DS, les élus locaux qui siègent dans un groupement de collectivités bénéficient d’une présomption d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité. Ils ne peuvent donc être considérés -en raison de leur seule qualité d’élu- comme intéressés, ou en situation de conflits d’intérêts ou de prise illégale d’intérêts lorsqu’ils ont à se prononcer sur une question intéressant la collectivité qu’il représente au sein du groupement (et réciproquement).
Nous vous rappelons que HGI-ATD ne répond qu'aux sollicitations de ses adhérents. Toute demande de documentation, conseil ou assistance ne respectant pas cette condition ne pourra aboutir.